SUR CE SENTIMENT ILLUSOIRE DE SÉCURITÉ

26 septembre 2010

« Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles » nous dit Amos, dans une formule ramassée qui a de quoi faire frissonner tous ceux qui auront écouté cette première lecture de notre liturgie dominicale. Pour beaucoup de nos contemporains, pour nous peut-être, l'aspiration à la « tranquillité », aux petits plaisirs de la vie, au cocooning, peut sembler légitime, au cœur d'un environnement qui requiert rapidité, sang-froid, patience et solidité de nerfs parfois. La tranquillité, le dernier confort, ou presque, d'un occident dont on ressasse chaque jour la perte de vitalité, les conditions de vie plus oppressantes, moins conviviales. Le petit confort du petit chez-soi est l'ultime pré carré, l'ultime forteresse ouatée que tout individualiste du XXIème siècle, fut-il catholique, a bien à cœur de faire sien sans se priver. Quel mal y a-t-il, en effet, à aspirer à une vie calme et sans vagues, chacun chez soi… et Dieu pour tous !

Reconnaissons à Amos sa fougue, elle est proverbiale. Chez un homme tourmenté, comme lui, tourmenté par les exploitations du petit par le plus fort, la « tranquillité » est synonyme d'aveuglement. Dans le monde inégalitaire qui était le sien, régnait déjà la loi du plus puissant, où la justice même, dans la main des maîtres, pesait selon deux poids et deux mesures les torts et les droits de chacun, en favorisant, bien sûr, celui que la vie avait déjà nanti… Ce monde-là fait écho au nôtre, incontestablement. Et le cynisme installé aux plus hauts sommets du pouvoir, Amos le fustige avec une rigueur que n'aimeraient pas davantage entendre tous les « profiteurs de système » de notre temps. Lorsque le petit, à qui Dieu lui-même s'identifie, dont Il est d'ailleurs mystérieusement proche, presque co-extensif, lorsque ce « sans voix » est écrasé, c'est le cœur même du Créateur qui est blessé, son amour insulté, le don de Sa vie méprisé… Quand une injustice mettant en jeu le pouvoir et son usage, est exercée ici-bas, c'est l'ordre du monde qui vacille. Dieu en personne, sans qu'on ne sache pourquoi, est cloué à nos humiliations, Il les partage, elles l'affectent. Il n'est pas « au-dessus » d'un tel outrage. Il en est même le principal destinataire, que l'offensant en ait conscience ou (la plupart du temps) non.

Avec sa claire et tranchante conscience (c'est l'essentiel du contenu de sa prédication) d'une telle intimité du « Très-Haut » avec ceux que la société des hommes considère comme « très bas », Amos ne peut dormir sur ses deux oreilles. Il souffre également de nos mesquineries, de nos compromissions, de nos lâchetés. Celui qui refuse de voir l'injustice, à ses yeux, est « malheureux », au sens que Jésus donnera aux béatitudes et à leur contraire: ce malheureux-là est privé de l'essentiel, de ce qui fait la sève de la vie véritable: la compassion, la reconnaissance d'une vérité sans laquelle la vie n'est qu'un songe, c'est-à-dire une illusion, une semblance de vie: nous sommes un dans le cœur du Père, issus d'un même projet d'Amour créateur.

Alors il ne faut pas prendre cette imprécation pour une menace. « Malheur à vous » veut dire « vous êtes à plaindre ». Ce n'est pas une parole performative mais une constatation navrée. Il en donne d'ailleurs l'explication dans la suite de la phrase: « et à ceux qui se croient en sécurité ». Isolés sur la petite île de leur satisfaction, à l'abri du monde et des autres, qu'ils soient seuls ou entourés d'une nombreuse famille… ils sont pris dans une logique d'isolement spirituel le plus dramatique, le plus terrible, parce que nul, même pas Dieu lui-même, ne peut rien pour eux. La détresse d'autrui les indiffère, les mécanismes pervers à l'œuvre dans le monde leur font hausser les épaules. Ils ne savent dire, et penser que cet impératif catégorique: « jouissons pendant qu'il est temps ». Leur capacité à aimer, à créer, à inventer, à s'émouvoir, à désirer, à se donner… toute cette énergie n'est tournée que vers eux-mêmes. Oui, malheureux les tranquilles, ceux que rien n'atteint. Ils s'éloignent lentement, comme un continent à la dérive loin de ses terres d'origine, de ce qui fait l'essence même de l'humanité: la capacité à se faire « le prochain » d'un autre. Ce plus beau cadeau que le Créateur nous ait fait, si l'on y songe: sortir de soi, regarder plus loin et plus haut, comprendre que le centre du monde est ailleurs qu'en soi. Il est partout où bat un autre cœur humain.

Père Émeric Dupont

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