Vivre sans l’in-quiétude

25 juin 2016

      On a coutume de retenir, comme grand enseignement du Christ, celui des béatitudes, et de croire qu’il n’a pas enseigné ailleurs et autrement. Ces bribes de paroles, pour décousues qu’elles ont l’air d’être, n’en constituent pas moins une transmission d’une grande importance. Ces bouquets de phrases courtes, glanées au fil de la route, ressemblent à s’y méprendre à de l’enseignement oral. Est-il pour autant improvisé ? Quel programme, quel fil directeur semble-t-il suivre ? On se pose rarement ces questions.

Car ici Jésus enseigne sur le temps. Il parle de l’agriculteur qui trace laborieusement son sillon pour pouvoir déposer en terre la semence qui portera la vie. Ce monde rural qui l’écoute sait d’instinct que tracer son sillon en regardant en arrière est non seulement absurde mais aussi contre-productif. Quiconque fait ainsi n’obtiendra rien ou pas grand-chose comme rendement de son travail. Mais ce qui apparaît aussi en l’écoutant, c’est l’importance, en cette époque où les tracteurs n’existaient pas, de ne pas regarder non plus trop loin devant, de peur de ne pas voir le caillou incrusté dans la terre, qui pourrait casser la lame de la charrue. Alors où regarder ? C’est à cette question que Jésus répond en fait, et c’est une réponse à une question d’apôtre, de missionnaire. Où regarder lorsque l’on vit à la suite du Christ. Ou plutôt « comment regarder ». L’agriculteur, lui, doit regarder son sillon se tracer, et rien d’autre. Attentif à chaque instant, absorbé par sa tâche, il doit l’accomplir pleinement, ne pas se préoccuper des considérations parasites. Celui qui est plus absorbé par la tâche, pourtant nécessaire, des obsèques d’un proche, que du Royaume d’Eternité que Jésus est en train de bâtir, est comparable à celui qui regarde en arrière. Tout comme ces disciples qui veulent faire tomber la foudre sur le village récalcitrant, tout à coup envahis par leur colère à cause de ce qui résiste. Et c’est alors que tout s’éclaire: celui qui vit pleinement l’instant présent avec le Christ vit dans la paix. Le passé ne lui paraît plus un fardeau, ni l’avenir une menace. Parce que le temps de Dieu, le temps où il se donne, c’est maintenant. Et cette insistance sur l’ici et le maintenant comme seul lieu de la rencontre avec le Seigneur est un enseignement majeur des prophètes. Cette insistance est trop grande pour être anecdotique ou secondaire. Par exemple je pourrais vous parler de l’eucharistie qui va venir dans quelques instants. Mais ce n’est pour le moment qu’une image, qu’une illusion d’eucharistie. Elle ne sera là que lorsque le moment sera venu, pas avant. Lorsque nous l’aurons célébré, et que chacun de nous l’aura reçue en lui, il faudra la refaire lors d’une autre célébration à venir, à laquelle nous pourrons penser. Mais qui n’adviendra qu’en son temps. Lorsque le Seigneur Jésus écrit, c’est sur le sable. Je ne veux pas dire que rien n’est permanent, chez lui, que rien ne demeure. Ce qui demeure, ce sont ces instants fulgurants où le Père, à travers lui, montre qu’il est là, qu’il l’a été et qu’il le sera. Je pense à l’épisode de la transfiguration par exemple. C’est une fulgurance qui, dans l’instant présent, offre tout, et puis disparaît. En fait, quiconque est présent au Seigneur ici et maintenant reçoit tout de lui pour son ici et son maintenant. A chaque jour suffit sa peine. Mine de rien, Jésus tente d’éloigner ses disciples de la peur, de l’inquiétude, du regret, c’est à dire de la vie dans les images, les illusions de ce qui n’est plus ou de ce qui n’est pas encore. Son temps à lui est l’éternité, et l’éternité c’est maintenant. Quiconque comprend cela et le met en pratique bâtit sa maison sur le rocher du présent, en Jésus Christ. Et aucune tempête ne peut le faire choir. Les angoisses pour hier et demain sont la porte par laquelle la tentation nous atteint et nous tourmente. Si l’on y réfléchit bien, elles sont la source de tout péché à commencer par le premier d’entre tous, celui de l’Eden, aux origines de l’humanité. Le Royaume des cieux est offert à celui ou à celle qui, comme un tout petit enfant, reçoit tout dans l’instant présent et ne s’inquiète ni d’hier ni de demain. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a ni obstacles ni peines. Mais les obstacles et les peines ne sont pas supprimés par la peur. Au contraire, parfais la peur en fait naître là où il n’y en a pas. Et elle empêche de vivre pleinement notre aujourd’hui, qui est le seul moment, le seul, où Dieu peut se donner à nous. Pour l’accueillir pleinement, soyons ici, à l’humble sillon que nous traçons, et nulle part ailleurs.

Emeric DUPONT

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