La force du témoignage vrai

16 janvier 2011

Le Baptiste, de par son impact sur les foules de Judée de ce temps-là, représente un danger pour l’ordre établi. Sa contestation puissante des hypocrisies sociales, d’un ordre politique injuste, mais surtout de toute forme de fausseté de cœur, lui attire les inimitiés les plus violentes. Il est, potentiellement, un chef de rébellion, la tête d’un mouvement contestataire à venir. Il y perdra la vie dans les prisons d’Hérode.

Mais ce que Jean conteste le plus puissamment, ce sont les fausses grandeurs, les boursouflures de l’ego, les prétentions à être quelqu’un, à être important, ce poison du centrement sur soi, qui engendre l’amour-propre, le narcissisme, et au fond, tout ce qui fait blesse l’âme et sème la violence dans les cœurs. Il montre la voie: il n’est rien, tout juste un doigt tendu qui désigne un autre que lui. Il vient révéler Celui qui, Lui, « était »… Jean-Baptiste ne fait que passer, Jésus va rester. Et c’est dans cette différence, si importante et si oubliée, que tout va se jouer. Le Christ est Celui qui demeure depuis le commencement du monde jusqu’à sa fin, et au-delà… Ce qui change tout, c’est Sa Présence. Il est là pour l’homme et déjà tout donné à cette offrande immémoriale. Nul autre ne saurait « exister » avec une telle intensité, nul prophète, nul philosophe ou chef politique, parce qu’Il est celui qui traverse, au-delà du temps qui passe, les obscurités les plus épaisses. Il est l’agneau de Dieu, l’agneau d’une nouvelle Pâque, d’un passage vers une vie radicalement autre, le Chemin qui mène à une existence renouvelée, reliée à Dieu, fondée sur le roc de l’éternité. Et c’est ce que proclame le Baptiste ce jour-là, avec une intuition fulgurante.

Il y avait, depuis aussi loin qu’on s’en souvienne dans ces civilisations traditionnelles, l’agneau rituel, l’innocente vie chargée du poids du péché des hommes et offerte à Dieu comme signe d’un désir de réconciliation. Mais que pouvait produire un tel geste, incessamment répété ? « L’agneau de Dieu », c’est autre chose… Il fallait que se tienne devant les hommes une vie humaine innocente de toutes ces avidités, de tous ces désirs tordus de posséder, d’accaparer, de se gonfler d’orgueil, une vie vierge de toute violence et de toute ambiguïté. Une vie venant directement du cœur du Père, issue d’un acte d’amour qui vienne d’avant le temps et qui perdure après lui. Il fallait la pureté et la limpidité de ce message : « Je suis ». Jésus répètera souvent ces deux mots « Je suis ». Non pas je suis ceci ou cela, non pas je prétends être ou je fais semblant d’être. Mais je me tiens là, totalement libre parce que totalement offert, sous l’emprise d’aucune force ou d’aucune contrainte. Je suis cette simplicité retrouvée, cette confiance totale en la vie divine et dans le Créateur. Et parce que je n’affirme rien par moi-même, je suis ce Chemin, cette Vérité et cette Vie qui n’est rien d’autre que l’Amour originel qui retourne d’où il vient, vers le Père de toute miséricorde. Et contre cette vie en plénitude, qui ne peut être ni saisie, ni accaparée, juste accueillie en se dépossédant de soi, la violence humaine va se déchaîner. Ce sera la torture, l’humiliation, la mort lente. Ce sera le tombeau, enfin, comme un point final d’une terrible âpreté, aussi sec qu’un couperet. Et puis, un peu plus tard, avec une lenteur et une délicatesse extrême, ce sera la vie éclatante, la vie jaillissante, la vie renouvelée jusque dans ses fondations, ce sera l’homme debout, ressuscité. Non seulement Lui mais nous avec Lui.

Est-ce cela que Jean-Baptiste a pressenti lorsqu’il a montré le Christ en l’appelant ainsi « l’Agneau de Dieu » ? Qui peut le dire? Mais dans les mots que l’on rapporte de lui, une chose est claire: il s’efface. Celui qu’il voit passer est bien plus qu’un homme. C’est la Vie elle-même sous les traits d’un homme. Devant une telle Présence, il ne veut pas faire écran, encore moins obstacle. En entrant ainsi dans l’ombre, Jean dit que c’est vers le Christ qu’il faut tourner le regard, non vers celui ou celle qui l’annonce. C’est la subtile mais réelle différence qui sépare le Baptiste d’un gourou comme il y en avait tant à l’époque, presque autant qu’aujourd’hui. Et c’est ce qui donne à son témoignage une telle puissance, tirée de sa liberté même. Jean-Baptiste ne désire rien pour lui-même, il désire conduire à un autre. Notre propre attitude de témoin mériterait de s’imprégner d’une telle cohérence. Car Jean ne dit jamais « j’aimerais que tu changes », phrase dont on se demande toujours si elle ne cache pas un désir à peine voilé de toute-puissance de changer l’autre en un autre nous-même. Tout au contraire, il nous dit « regarde-le, c’est lui qu’il faut suivre ». Il se dépossède même des résultats de son témoignage en ne faisant, en fait, que de provoquer une rencontre dont les résultats lui échapperont totalement. Un témoin n’est jamais un débatteur ou un polémiste. C’est le facilitateur d’une rencontre qu’il a lui-même vécue, entre la personne de chair qu’il croise et l’Invisible présence qui n’est jamais rien d’autre que le meilleur de ce que chaque vie humaine peut souhaiter au plus profond d’elle-même. Cet « Agneau de Dieu » ne nous est pas étranger, nous venons d’un même projet d’Amour. Et le suivre, comme l’y invite Jean, ça n’est rien d’autre que retourner chez soi en renouant avec notre propre vie, celle que nous avions perdue et qu’en Lui, enfin, nous retrouvons.

Père Emeric DUPONT

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