RAPPORTS DE FORCES

24 octobre 2010

Il est parfois dit et écrit par des spécialistes, dont je ne discuterai pas ici les propos, que l'empire romain cessa d'exister lorsque ce qui symbolisait l'autorité suprême cessa de jouer son rôle, lorsque l'empereur cessa d'être au-dessus de la mêlée. Lorsque l'empereur Commode, féru de jeux du cirque, descendit dans l'arène pour se battre, pour montrer que sa virilité égalait celle des combattants, devenant ainsi l'un des leurs. Il envoya alors un puissant signe au peuple : ceux qui vous gouvernent ne répondent à aucune loi morale supérieure, ils sont comme vous, ils combinent, ils se battent comme des chiffonniers, ils ne maîtrisent pas leurs pulsions. Et le chef cessa d'être un arbitre, il se mit à faire nombre avec les brutalités du monde, au lieu de s'en tenir symboliquement à l'écart. L'actualité nous montre le désastre que peut représenter un rapport de forces qui n'est plus arbitré par personne, où aucune parole de raison ne vient plus réguler les pulsions d'agressivité puisqu'elles sont partagées par tous, en haut comme en bas de l'échelle sociale. Un gigantesque combat d'arènes en somme.

Ce qui est détestable ici, ce n'est pas l'attitude hautaine du pharisien ou son aveuglement, mon Dieu n'avons-nous pas un jour été aveuglés, narcissiques, un peu condescendants ? N'avons-nous jamais compensé cette terrible angoisse de nous sentir si démunis face à la vie et à ses aspects chaotiques, par des postures, un peu risibles après coup, de celui ou de celle « qui sait », « qui est mieux », « qui fait bien »…? Manière de se rassurer à peu de frais. Mais le pharisien va plus loin. Il fait mine de rendre grâce à Dieu pour ce qu'il est, en mettant en avant ses mérites. Sa prière cesse d'être une louange pour ce qu'il reçoit, elle devient insidieusement une injonction à l'aimer, lui. « Aime-moi, mon Dieu, car je fais tout bien comme c'est écrit »… Ce n'est plus l'homme qui se tourne vers Dieu mais l'homme qui enjoint Dieu de se tourner vers lui. Il ne fait pas que se comparer, il prend le Créateur à témoin, en se mettant d'office dans le camp des bénis, rejetant l'autre dans celui des méprisés, des « pauvres types ». Le délire va loin, il se sert du religieux pour le détourner ; l'homme ne se contente plus d'adorer des idoles, il se pose en modèle d'admiration aux yeux même de Celui qui lui a donné la vie. Le monde à l'envers, en somme, renversé par une violence que nous ne percevions peut-être pas : ici, l'homme, d'une manière perverse, instaure avec son Dieu un rapport de force, il le fait entrer dans son arène, dans son obsession de se mesurer (dans tous les sens du terme) aux autres. Mais ici, nous ne sommes pas dans un rapport d'Etat à citoyen, Dieu merci. Et Dieu résiste, il répond par son silence. Mieux, il répond par la prière de l'autre, une prière qui est innocente, une prière sans violence cachée, qui ne dissimule nul désir de s'emparer du pouvoir divin. La seule attitude juste, en somme : l'homme dans sa vérité nue, démuni, impuissant, sans masques.

L'homme dépouillé de son désir de détrôner Dieu et du coup ouvrant un chemin, une marche vers l'Infini et l'Indicible qu'est le Père. Le piédestal du pharisien n'est qu'un escabeau dont on peut tomber très vite, comme toute situation de pouvoir terrestre. Se reconnaissant sans pouvoir, sans armes, les mains vides, le publicain de la parabole se livre, mais c'est à l'insondable Amour Divin qu'il se livre, sa vulnérabilité le sauve. Abaissé, non pas par masochisme mais par réalisme, descendu de l'imaginaire perchoir de sa dérisoire puissance humaine, il redevient enfant, engendré, reçu d'un autre, ouvert à la Vie telle qu'elle est dans le coeur de Dieu : offerte, libre, en mouvement, innocente et gratuite. Une vie où la violence est tout à coup sans fondement, désarmée. La puissance faible, la force « qui n'écrase pas le roseau » (Isaïe), et qui vient se donner à qui l'accueille sans la convoiter, qui la reçoit sans la retenir, qui la prend sans la désirer. Comme le Christ s'est fait accueil du Père et en a manifesté la puissance au coeur de l'humanité déchue et restaurée, la nôtre, celui qui se fait accueil de Dieu devient Dieu. Celui qui veut devenir Dieu ne pourra que constater, à la longue, la vanité illusoire de sa volonté de pouvoir. L'autorité ne se grandit pas dans un rapport de forces, elle perd alors en respect ce qu'elle gagne en autosatisfaction. Ou comme le dit Jésus, avec des mots que nous pouvons réentendre à présent, puisque nous les avons débarrassés de leur ambiguïté doloriste:

Celui qui s'élève sera abaissé, celui qui s'abaisse sera élevé.

Père Émeric DUPONT

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