Guérir de l’isolement

10 octobre 2010

« Tu te souviendras, Israël, que tu as été exilé» (Dt 24,22)… ainsi se termine l'un des chapitres les plus célèbres de l'Ancien Testament, celui où il est question de la relation à l'autre. La tentation est grande, en effet, de se sentir installé, inamovible, invincible ; quand tout va bien, de se croire à l'abri des arrachements géographiques, sentimentaux, familiaux ou professionnels… « Tu te souviendras que rien n'est acquis, jamais », ainsi Dieu lui-même conseille de faire acte de mémoire, pour repenser à des temps où il a fallu se battre, se faire une place, où rien n'était un dû… pour ne pas oublier que rien ne nous est dû parce que tout est donné gratuitement, à commencer par notre propre existence.

Parce que nous nous sommes un jour sentis étrangers, que ce soit dans une paroisse, au travail, ou dans tel ou tel rassemblement familial, parce que le sentiment du rejet et de l'incompréhension n'épargne personne, même pas Dieu, qui les a connus en Jésus-Christ, alors l'étranger est notre semblable. Le rejeté n'est rien d'autre qu'un autre nous-mêmes. C'est cela que la loi de Moïse tente de nous faire entrevoir : nous sommes tous des exilés, ne serait-ce que parce qu'il nous est difficile, parfois, d'habiter notre propre vie, de la maîtriser, de la choisir exactement telle qu'elle est.

Ce qui ronge le lépreux, au-delà même de la déchéance physique, c'est sa mise à l'écart du monde. Dans son état d'exil, nul ne peut venir le rejoindre, nul ne peut réparer la fracture béante qui l'éloigne de la vie de la communauté de ses semblables, précisément parce que ce qu'il représente paraît incompatible avec la vie des autres. Peur de la contamination ? Volonté pour le groupe de préserver sa « pureté », d'ailleurs toute théorique ? Les groupes humains ne sont pas avares en matière de mise à l'écart. Pour ne parler que de l'Église, la nôtre, combien de personnes qui désirent d'elle un accueil, la possibilité d'un sacrement, une sépulture pour un proche, se sentent obligés de cacher ce qu'ils considèrent comme honteux : un suicide, ou bien un mode de vie qui pourrait apparaître comme scandaleux, qui pourrait faire « tâche » dans cette belle assemblée… Combien de personnes, parce que la vie les a conduites vers des façons de vivre différentes des nôtres, sont tout à coup parties sans rien dire, sur la pointe des pieds ? Et lorsqu'on leur demande « pourquoi », ils répondent la plupart du temps : « parce que j'avais peur que l'Église me juge et m'exclue, ce n'est pas toujours très gentil ce qu'on lit, dans certains textes officiels, sur des gens comme moi, alors je m'en vais ».

Parfois, pour être un catholique membre à part entière d'une communauté, il faut jouer des coudes et se battre, comme ce lépreux de l'Évangile, qui veut éperdument retrouver ses liens au monde dont la lèpre l'a privé. Dans l'Eucharistie, c'est le Christ que l'Église accueille en son sein, non sans triomphalisme parfois. Dans celui ou celle qu'elle n'accueille pas à cause de son mode de vie ou de sa manière d'être, c'est le Christ qu'elle expulse, mais de cela hélas on parle beaucoup moins. Alors j'entends parfois: « Ils n'ont qu'à changer ! Ces divorcés remariés, ces homosexuels, ces révoltés de l'institution… qu'ils pensent autrement, mon père, qu'ils se nient (on dit alors d'une manière moins barbare « qu'ils se convertissent »), et alors ils auront toute leur place parmi nous ». A ceux qui disent cela, j'ai toujours voulu répondre : heureux êtes-vous, vous qui savez si bien où les gens doivent être, à quelles conditions ils ont leur place ou pas au sein de ce peuple. Les Écritures saintes se contentent, elles, de répondre « souviens-toi que tu fus exilé », n'oublie pas qu'on est toujours l'exclu d'un lieu, d'une histoire, d'une famille, d'un travail, d'une compréhension, d'un amour… Et malheureux celui qui se croit installé, inséré, notable, car il ne vit en réalité qu'une forme déguisée d'illusion de toute-puissance, recouverte de bonne conscience.

Voilà pourquoi l'Exil a ressuscité Israël au travers de l'épreuve. Voilà sans doute pourquoi les prophètes ont été les mal-aimés de l'histoire du salut, pourquoi le Christ lui-même fut configuré au scandale absolu de la crucifixion, assumant la pire des solitudes. Pourquoi les exclus de tous les temps sont les frères et sœurs chéris du Ressuscité. Pourquoi, sans doute, ce dernier affirme que les prostituées et les magouilleurs sont peut-être mystérieusement plus proches du Père que nous ne pouvons espérer l'être. Pourquoi un lépreux, en retrouvant sa place dans la société de son époque, est devenu signe du Royaume. Guéri par le Christ, il devient un témoignage vivant d'une logique d'En-Haut qui n'est rebutée par aucune lèpre, qu'elle soit physique ou sociale. Voilà pourquoi, lorsque notre Église, et plus concrètement encore notre communauté, laisse leur pleine place à tous les exilés qui espèrent trouver en elle une forme de guérison, elle manifeste, humble et sublime, le vrai visage de Celui qui ne fut pas rebuté à l'idée de toucher celui qui faisait fuir les foules. Cette Église-là, elle est alors toute transfigurée d'une beauté qui ne vient pas d'elle mais de plus haut, et de plus loin, et de si près pourtant, de tout près.

Père Émeric Dupont

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