Un peu de réflexion

RAPPORTS DE FORCES

24 octobre 2010

Il est parfois dit et écrit par des spécialistes, dont je ne discuterai pas ici les propos, que l'empire romain cessa d'exister lorsque ce qui symbolisait l'autorité suprême cessa de jouer son rôle, lorsque l'empereur cessa d'être au-dessus de la mêlée. Lorsque l'empereur Commode, féru de jeux du cirque, descendit dans l'arène pour se battre, pour montrer que sa virilité égalait celle des combattants, devenant ainsi l'un des leurs. Il envoya alors un puissant signe au peuple : ceux qui vous gouvernent ne répondent à aucune loi morale supérieure, ils sont comme vous, ils combinent, ils se battent comme des chiffonniers, ils ne maîtrisent pas leurs pulsions. Et le chef cessa d'être un arbitre, il se mit à faire nombre avec les brutalités du monde, au lieu de s'en tenir symboliquement à l'écart. L'actualité nous montre le désastre que peut représenter un rapport de forces qui n'est plus arbitré par personne, où aucune parole de raison ne vient plus réguler les pulsions d'agressivité puisqu'elles sont partagées par tous, en haut comme en bas de l'échelle sociale. Un gigantesque combat d'arènes en somme.

Ce qui est détestable ici, ce n'est pas l'attitude hautaine du pharisien ou son aveuglement, mon Dieu n'avons-nous pas un jour été aveuglés, narcissiques, un peu condescendants ? N'avons-nous jamais compensé cette terrible angoisse de nous sentir si démunis face à la vie et à ses aspects chaotiques, par des postures, un peu risibles après coup, de celui ou de celle « qui sait », « qui est mieux », « qui fait bien »…? Manière de se rassurer à peu de frais. Mais le pharisien va plus loin. Il fait mine de rendre grâce à Dieu pour ce qu'il est, en mettant en avant ses mérites. Sa prière cesse d'être une louange pour ce qu'il reçoit, elle devient insidieusement une injonction à l'aimer, lui. « Aime-moi, mon Dieu, car je fais tout bien comme c'est écrit »… Ce n'est plus l'homme qui se tourne vers Dieu mais l'homme qui enjoint Dieu de se tourner vers lui. Il ne fait pas que se comparer, il prend le Créateur à témoin, en se mettant d'office dans le camp des bénis, rejetant l'autre dans celui des méprisés, des « pauvres types ». Le délire va loin, il se sert du religieux pour le détourner ; l'homme ne se contente plus d'adorer des idoles, il se pose en modèle d'admiration aux yeux même de Celui qui lui a donné la vie. Le monde à l'envers, en somme, renversé par une violence que nous ne percevions peut-être pas : ici, l'homme, d'une manière perverse, instaure avec son Dieu un rapport de force, il le fait entrer dans son arène, dans son obsession de se mesurer (dans tous les sens du terme) aux autres. Mais ici, nous ne sommes pas dans un rapport d'Etat à citoyen, Dieu merci. Et Dieu résiste, il répond par son silence. Mieux, il répond par la prière de l'autre, une prière qui est innocente, une prière sans violence cachée, qui ne dissimule nul désir de s'emparer du pouvoir divin. La seule attitude juste, en somme : l'homme dans sa vérité nue, démuni, impuissant, sans masques.

L'homme dépouillé de son désir de détrôner Dieu et du coup ouvrant un chemin, une marche vers l'Infini et l'Indicible qu'est le Père. Le piédestal du pharisien n'est qu'un escabeau dont on peut tomber très vite, comme toute situation de pouvoir terrestre. Se reconnaissant sans pouvoir, sans armes, les mains vides, le publicain de la parabole se livre, mais c'est à l'insondable Amour Divin qu'il se livre, sa vulnérabilité le sauve. Abaissé, non pas par masochisme mais par réalisme, descendu de l'imaginaire perchoir de sa dérisoire puissance humaine, il redevient enfant, engendré, reçu d'un autre, ouvert à la Vie telle qu'elle est dans le coeur de Dieu : offerte, libre, en mouvement, innocente et gratuite. Une vie où la violence est tout à coup sans fondement, désarmée. La puissance faible, la force « qui n'écrase pas le roseau » (Isaïe), et qui vient se donner à qui l'accueille sans la convoiter, qui la reçoit sans la retenir, qui la prend sans la désirer. Comme le Christ s'est fait accueil du Père et en a manifesté la puissance au coeur de l'humanité déchue et restaurée, la nôtre, celui qui se fait accueil de Dieu devient Dieu. Celui qui veut devenir Dieu ne pourra que constater, à la longue, la vanité illusoire de sa volonté de pouvoir. L'autorité ne se grandit pas dans un rapport de forces, elle perd alors en respect ce qu'elle gagne en autosatisfaction. Ou comme le dit Jésus, avec des mots que nous pouvons réentendre à présent, puisque nous les avons débarrassés de leur ambiguïté doloriste:

Celui qui s'élève sera abaissé, celui qui s'abaisse sera élevé.

Père Émeric DUPONT

QUE DEMANDER ?

17 octobre 2010

L'autre jour, je lisais et relisais cet Évangile et je me demandais: au fond, quel choc veut produire en moi ce texte, quel questionnement veut-il faire naître ? Quelle image ou contre-image veut représenter ce juge irrespectueux de Dieu et des hommes ? Comme si pour nous parler de la manière dont ce juge peu soucieux des autres finit par rendre un jugement acceptable, Jésus déplaçait tout simplement notre attention vers Dieu, qui parfois, lui aussi, pourrait nous paraître comme un juge irrespectueux de nos nombreuses demandes et prières.

Alors en lisant cet Évangile, en essayant de m'imprégner de lui, m'est venue une question : qu'est-ce que vivre, au fond ? Qu'est-ce que l'Évangile nous apprend sur la vie ? Réponse, ou tentative de réponse: ce passage d'Évangile, à n'en pas douter, nous révèle que la vie est désir. Je vis parce que je désire ce que je n'ai pas. Si j'avais tout, je ne vivrais plus. Et d'ailleurs la mort est définie ainsi, c'est le lieu où l'on est enfin comblé de cette part manquante, faite d'amour et de plénitude, de réponses, de sens, d'un « plus-de-vie » qu'au fond de nous-mêmes nous pressentons et espérons comme possible. Alors tout ce qui nous atteint, nous blesse, nous diminue, en particulier l'injustice, c'est à dire du malheur que l'on n’a pas provoqué soi-même et qui nous atteint dans nos fondations les plus assises, tout ce « moins de vie » peut nous faire perdre la foi. C'est ça qui est en jeu ici : nos demandes restées sans réponses. Dieu n'entend pas, pense-t-on, ou bien il s'en moque, ou bien encore il n'existe pas, ce qui serait l'hypothèse la plus simple. En tout cas, il n'est pas sous la main, il n'est ni instrumentalisable, ni susceptible de marchandage ou de troc… souverainement libre. Et ce qui fait que la pauvre veuve demeure dans une forme de fidélité à sa vie, c'est qu'elle ne se décourage pas de demander. Alors la question se pose: pourquoi un jour parvient-elle à ses fins ? Parce qu'elle y a mis de la quantité. Nous savons que Jésus définit souvent le règne humain comme celui de la quantité, des choses, de l'avoir. Mais Dieu, maintenant ? Face à lui, il n'y a nulle quantité qui tienne. Face à lui, seule la qualité peut avoir un impact. La foi, d'ailleurs, celle sur laquelle Jésus s'interroge « quand le Fils de l'homme reviendra », ne peut jamais être affaire de quantité, on n'a pas plus la foi si l'on fait plus de prière. Ce n'est pas, ça ne peut pas être la logique du « prier plus pour recevoir plus », ou bien alors nous aurions affaire à un Dieu si mesquin et calculateur, si comptable en somme, qu'il ne vaudrait effectivement pas la peine qu'on s'y intéresse.

Et si la foi est affaire de qualité, vient alors la question qui dérange, la question qui ne peut pas ne pas soulever quelque chose de vertigineux et d'inconnu quant à notre vie de foi, et cette question est : demandons-nous ce qu'il faut demander ? Demandons-nous ce qui nous est offert ? Si Dieu ne fait ni troc, ni marchandage, il offre bien au-delà de ce que nous imaginons. Relisons les Évangiles, mais oui, c'est évident ! Il va offrir sa vie ! Dans peu de temps, ce même Jésus qui enseigne à ses disciples va SE donner. Dans le repas de la dernière Cène, il dit « prenez et mangez » et qu'offre-t-il ? Du confort ? Une promotion sociale ? Du bien-être ? Non, il s'offre LUI-MÊME. Quel malentendu ! Nos prières trouvent peu de réponses ? Ne sommes-nous pas en train de demander des broutilles quand Il offre tout ce qu'il est ? Quand sa présence au coeur de nos vies est offerte. Mais nul ne peut la saisir par force. Il faut s'accorder à elle, accorder toute sa vie, chaque geste, chaque regard, chaque silence. Et c'est alors qu'elle est là. Elle l'a toujours été, et nous ne l'avions pas vue. Décidément, Dieu est trop petit pour l'homme, parce que sa grandeur est d'une simplicité et d'une limpidité telles qu'elles tiennent dans le creux de la main, insaisissables et fidèles. Toujours là et toujours au-delà. « Recherchez le Royaume de Dieu et sa justice, dira encore le Christ, et tout vous sera donné par surcroît ». La parabole de la veuve et du juge est l'exacte illustration de cette invitation. Cherchez Sa présence, elle est au-delà de tout ce que vous pourrez demander. Cherchez-la comme si vous l'aviez déjà trouvée car elle ne se cache pas, c'est nous qui nous cachons d'elle. Ouvrez dans votre vie l'espace qu'il pourra habiter pour y demeurer toujours et à jamais. Cherchons-le là où il est, chez l'autre, le voisin, l'ennemi, l'inconnu, le collègue, l'enfant qui joue, car c'est la réponse qu'il apporte à nos prières: « Je suis là, regarde. Mais toi, quand le Fils de l'homme vient, es-tu présent ? As-tu fait de ta foi une présence à ce monde et à Dieu ? » L'homme prie Dieu tant et plus qu'il en a peut-être oublié que dans l'Évangile et dans l'Eucharistie, il y a un Dieu qui prie l'homme d'être là où Dieu se tient, de ne pas déserter la relation, car pour qu'il y ait relation, il faut au moins être deux.

Père Emeric Dupont

Guérir de l’isolement

10 octobre 2010

« Tu te souviendras, Israël, que tu as été exilé» (Dt 24,22)… ainsi se termine l'un des chapitres les plus célèbres de l'Ancien Testament, celui où il est question de la relation à l'autre. La tentation est grande, en effet, de se sentir installé, inamovible, invincible ; quand tout va bien, de se croire à l'abri des arrachements géographiques, sentimentaux, familiaux ou professionnels… « Tu te souviendras que rien n'est acquis, jamais », ainsi Dieu lui-même conseille de faire acte de mémoire, pour repenser à des temps où il a fallu se battre, se faire une place, où rien n'était un dû… pour ne pas oublier que rien ne nous est dû parce que tout est donné gratuitement, à commencer par notre propre existence.

Parce que nous nous sommes un jour sentis étrangers, que ce soit dans une paroisse, au travail, ou dans tel ou tel rassemblement familial, parce que le sentiment du rejet et de l'incompréhension n'épargne personne, même pas Dieu, qui les a connus en Jésus-Christ, alors l'étranger est notre semblable. Le rejeté n'est rien d'autre qu'un autre nous-mêmes. C'est cela que la loi de Moïse tente de nous faire entrevoir : nous sommes tous des exilés, ne serait-ce que parce qu'il nous est difficile, parfois, d'habiter notre propre vie, de la maîtriser, de la choisir exactement telle qu'elle est.

Ce qui ronge le lépreux, au-delà même de la déchéance physique, c'est sa mise à l'écart du monde. Dans son état d'exil, nul ne peut venir le rejoindre, nul ne peut réparer la fracture béante qui l'éloigne de la vie de la communauté de ses semblables, précisément parce que ce qu'il représente paraît incompatible avec la vie des autres. Peur de la contamination ? Volonté pour le groupe de préserver sa « pureté », d'ailleurs toute théorique ? Les groupes humains ne sont pas avares en matière de mise à l'écart. Pour ne parler que de l'Église, la nôtre, combien de personnes qui désirent d'elle un accueil, la possibilité d'un sacrement, une sépulture pour un proche, se sentent obligés de cacher ce qu'ils considèrent comme honteux : un suicide, ou bien un mode de vie qui pourrait apparaître comme scandaleux, qui pourrait faire « tâche » dans cette belle assemblée… Combien de personnes, parce que la vie les a conduites vers des façons de vivre différentes des nôtres, sont tout à coup parties sans rien dire, sur la pointe des pieds ? Et lorsqu'on leur demande « pourquoi », ils répondent la plupart du temps : « parce que j'avais peur que l'Église me juge et m'exclue, ce n'est pas toujours très gentil ce qu'on lit, dans certains textes officiels, sur des gens comme moi, alors je m'en vais ».

Parfois, pour être un catholique membre à part entière d'une communauté, il faut jouer des coudes et se battre, comme ce lépreux de l'Évangile, qui veut éperdument retrouver ses liens au monde dont la lèpre l'a privé. Dans l'Eucharistie, c'est le Christ que l'Église accueille en son sein, non sans triomphalisme parfois. Dans celui ou celle qu'elle n'accueille pas à cause de son mode de vie ou de sa manière d'être, c'est le Christ qu'elle expulse, mais de cela hélas on parle beaucoup moins. Alors j'entends parfois: « Ils n'ont qu'à changer ! Ces divorcés remariés, ces homosexuels, ces révoltés de l'institution… qu'ils pensent autrement, mon père, qu'ils se nient (on dit alors d'une manière moins barbare « qu'ils se convertissent »), et alors ils auront toute leur place parmi nous ». A ceux qui disent cela, j'ai toujours voulu répondre : heureux êtes-vous, vous qui savez si bien où les gens doivent être, à quelles conditions ils ont leur place ou pas au sein de ce peuple. Les Écritures saintes se contentent, elles, de répondre « souviens-toi que tu fus exilé », n'oublie pas qu'on est toujours l'exclu d'un lieu, d'une histoire, d'une famille, d'un travail, d'une compréhension, d'un amour… Et malheureux celui qui se croit installé, inséré, notable, car il ne vit en réalité qu'une forme déguisée d'illusion de toute-puissance, recouverte de bonne conscience.

Voilà pourquoi l'Exil a ressuscité Israël au travers de l'épreuve. Voilà sans doute pourquoi les prophètes ont été les mal-aimés de l'histoire du salut, pourquoi le Christ lui-même fut configuré au scandale absolu de la crucifixion, assumant la pire des solitudes. Pourquoi les exclus de tous les temps sont les frères et sœurs chéris du Ressuscité. Pourquoi, sans doute, ce dernier affirme que les prostituées et les magouilleurs sont peut-être mystérieusement plus proches du Père que nous ne pouvons espérer l'être. Pourquoi un lépreux, en retrouvant sa place dans la société de son époque, est devenu signe du Royaume. Guéri par le Christ, il devient un témoignage vivant d'une logique d'En-Haut qui n'est rebutée par aucune lèpre, qu'elle soit physique ou sociale. Voilà pourquoi, lorsque notre Église, et plus concrètement encore notre communauté, laisse leur pleine place à tous les exilés qui espèrent trouver en elle une forme de guérison, elle manifeste, humble et sublime, le vrai visage de Celui qui ne fut pas rebuté à l'idée de toucher celui qui faisait fuir les foules. Cette Église-là, elle est alors toute transfigurée d'une beauté qui ne vient pas d'elle mais de plus haut, et de plus loin, et de si près pourtant, de tout près.

Père Émeric Dupont

CE QUI DOIT CROÎTRE ? CEUX QUI CROIENT !

3 octobre 2010

Le grain de moutarde, en effet, est l'une des graines les plus insignifiantes qui soient. A peine peut-on les percevoir dans le creux de la main. La foi commence ainsi : minuscule, imperceptible, si ténue que celui qui la porte en lui n'en n'a même pas une conscience claire et distincte.

On reproche beaucoup à Dieu de ne pas aller assez vite, de ne pas hâter le temps de sa venue, de ne pas venir par son règne mettre fin aux guerres, aux horreurs, aux injustices dont notre monde est blessé, et avec lui la conscience de ceux qui ont une conscience. Mais, à l'évidence, son temps n'est pas le nôtre. Qu'en Jésus-Christ il ait voulu entrer dans notre manière de vivre le temps, c'est une évidence. Il s'y est même soumis en choisissant d'être dépendant, de grandir, de vieillir… Notre temps a du prix au yeux de Dieu, Il choisit de dépendre de ce temps pour accomplir son œuvre : arracher notre monde aux ténèbres, à la loi du plus fort, aux blessures de la Création, aux illusions de l'égoïsme… Car dans ce temps qui nous est donné et jamais en-dehors de lui, se déploie notre liberté, nos hésitations, et finalement notre « oui » lorsqu'il vient, un « oui » sans réserve à la vie qu'Il nous offre, seule porte par laquelle Il puisse entrer et régner, comme s'Il était chez Lui. Alors qu'Il l'est, bien sûr. Mais pas sans le consentement de sa minuscule créature, l'homme, dont Il accepte de dépendre suprêmement. Pour l'homme, Dieu ne fera rien sans l'homme. C'est nous qui, finalement, lui offrons ou non l'hospitalité au coeur de notre temps.

C'est la raison pour laquelle Jésus prend, pour parler de ces choses délicates à saisir, la géniale et lumineuse comparaison de la croissance germinale. Ce qui est semé a besoin du temps, et rien ne se fera sans cette acceptation d'une promesse différée, le contraire même du « tout, tout de suite! » auquel nous sommes si habitués parfois. « Cette vision se réalisera, mais seulement au temps fixé ; elle tend vers son accomplissement, elle ne décevra pas. Si elle paraît tarder, attends-la : elle viendra certainement, à son heure », avons-nous entendu à la 1ère lecture. De même, pour nous, quelque chose doit croître, s'étendre, se répandre, déborder, devenir visible et même incontournable. De quoi s'agit-il ? S'agit-il d'une idée, d'un projet, de quelque chose de matériel ou d'immatériel ? Il s'agit sans doute de tout cela à la fois, et même de bien plus : il s'agit de LUI. Ce qui est semé en nous par le don insigne du baptême, c'est Dieu par l'Esprit. C'est le Christ-germe, aussi petit que l'enfant qui vient de naître, pas encore capable de parler. C'est cela qui doit grandir. Et devenir Parole. La nôtre… et la sienne… Dieu en l'homme, comme Il le désirait si ardemment semble-t-il.

Alors vient la question du service, qui semble arriver de nulle part dans cet Evangile. De nulle part? Peut-être pas. Elle vient de la promesse même d'une foi qui grandit, qui n'est rien d'autre que la promesse du Christ qui, en nous, grandit, lui qui est la source et l'objet même de la foi, puisque par lui Dieu peut être contemplé et connu. Le service, cet étrange appel à devenir ce que nous sommes, des « êtres-pour-le-service »… Servir, c'est tout à coup réaliser en nos actes l'Amour originel, cet amour qui s'adresse tout à la fois à nous (qui nous recevons du projet créateur du Père et accomplissons ce pour quoi nous sommes créés), à nos frères (que nous servons et re-connaissons ainsi comme semblables) et au Créateur (que nous glorifions dans ce service), dans la lignée du triple commandement d'amour que Jésus nous a laissé: Dieu, ton prochain, toi-même… Servir, ce n'est pas devenir activiste, ce n'est pas courir partout, comme on le croit trop souvent. C'est d'abord s'asseoir et calculer, comme l'architecte qui veut bâtir, et se demander: « si je suis appelé à servir, comment puis-je servir, quels dons puis-je offrir, comment les mettre en oeuvre? ». Dans le service, la foi devient actes, l'illusion de l'égocentrisme laisse place à la vérité d'une vie tournée vers autre que soi, là où il faut chercher le visage même du Ressuscité. Servir, c'est d'abord accepter que je puisse y être appelé et y parvenir. Servir, c'est vraiment croire. Et parce que la foi ne grandit que par la grâce, par ce compagnonnage quotidien avec le Maître auquel notre foi s'attache, parce que ce chemin ne peut en aucun cas se faire synonyme de la passivité et d'un contentement de soi au rabais, parce que le monde a besoin de nos pauvres espérances qui font naître des actes humbles mais incroyables de joie transfigurée en éternité, peut-être bien que le monde a besoin de notre foi si petite mais appelée à grandir, peut-être bien que dans notre monde si désenchanté, croire, c'est servir.

Père Émeric Dupont

SUR CE SENTIMENT ILLUSOIRE DE SÉCURITÉ

26 septembre 2010

« Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles » nous dit Amos, dans une formule ramassée qui a de quoi faire frissonner tous ceux qui auront écouté cette première lecture de notre liturgie dominicale. Pour beaucoup de nos contemporains, pour nous peut-être, l'aspiration à la « tranquillité », aux petits plaisirs de la vie, au cocooning, peut sembler légitime, au cœur d'un environnement qui requiert rapidité, sang-froid, patience et solidité de nerfs parfois. La tranquillité, le dernier confort, ou presque, d'un occident dont on ressasse chaque jour la perte de vitalité, les conditions de vie plus oppressantes, moins conviviales. Le petit confort du petit chez-soi est l'ultime pré carré, l'ultime forteresse ouatée que tout individualiste du XXIème siècle, fut-il catholique, a bien à cœur de faire sien sans se priver. Quel mal y a-t-il, en effet, à aspirer à une vie calme et sans vagues, chacun chez soi… et Dieu pour tous !

Reconnaissons à Amos sa fougue, elle est proverbiale. Chez un homme tourmenté, comme lui, tourmenté par les exploitations du petit par le plus fort, la « tranquillité » est synonyme d'aveuglement. Dans le monde inégalitaire qui était le sien, régnait déjà la loi du plus puissant, où la justice même, dans la main des maîtres, pesait selon deux poids et deux mesures les torts et les droits de chacun, en favorisant, bien sûr, celui que la vie avait déjà nanti… Ce monde-là fait écho au nôtre, incontestablement. Et le cynisme installé aux plus hauts sommets du pouvoir, Amos le fustige avec une rigueur que n'aimeraient pas davantage entendre tous les « profiteurs de système » de notre temps. Lorsque le petit, à qui Dieu lui-même s'identifie, dont Il est d'ailleurs mystérieusement proche, presque co-extensif, lorsque ce « sans voix » est écrasé, c'est le cœur même du Créateur qui est blessé, son amour insulté, le don de Sa vie méprisé… Quand une injustice mettant en jeu le pouvoir et son usage, est exercée ici-bas, c'est l'ordre du monde qui vacille. Dieu en personne, sans qu'on ne sache pourquoi, est cloué à nos humiliations, Il les partage, elles l'affectent. Il n'est pas « au-dessus » d'un tel outrage. Il en est même le principal destinataire, que l'offensant en ait conscience ou (la plupart du temps) non.

Avec sa claire et tranchante conscience (c'est l'essentiel du contenu de sa prédication) d'une telle intimité du « Très-Haut » avec ceux que la société des hommes considère comme « très bas », Amos ne peut dormir sur ses deux oreilles. Il souffre également de nos mesquineries, de nos compromissions, de nos lâchetés. Celui qui refuse de voir l'injustice, à ses yeux, est « malheureux », au sens que Jésus donnera aux béatitudes et à leur contraire: ce malheureux-là est privé de l'essentiel, de ce qui fait la sève de la vie véritable: la compassion, la reconnaissance d'une vérité sans laquelle la vie n'est qu'un songe, c'est-à-dire une illusion, une semblance de vie: nous sommes un dans le cœur du Père, issus d'un même projet d'Amour créateur.

Alors il ne faut pas prendre cette imprécation pour une menace. « Malheur à vous » veut dire « vous êtes à plaindre ». Ce n'est pas une parole performative mais une constatation navrée. Il en donne d'ailleurs l'explication dans la suite de la phrase: « et à ceux qui se croient en sécurité ». Isolés sur la petite île de leur satisfaction, à l'abri du monde et des autres, qu'ils soient seuls ou entourés d'une nombreuse famille… ils sont pris dans une logique d'isolement spirituel le plus dramatique, le plus terrible, parce que nul, même pas Dieu lui-même, ne peut rien pour eux. La détresse d'autrui les indiffère, les mécanismes pervers à l'œuvre dans le monde leur font hausser les épaules. Ils ne savent dire, et penser que cet impératif catégorique: « jouissons pendant qu'il est temps ». Leur capacité à aimer, à créer, à inventer, à s'émouvoir, à désirer, à se donner… toute cette énergie n'est tournée que vers eux-mêmes. Oui, malheureux les tranquilles, ceux que rien n'atteint. Ils s'éloignent lentement, comme un continent à la dérive loin de ses terres d'origine, de ce qui fait l'essence même de l'humanité: la capacité à se faire « le prochain » d'un autre. Ce plus beau cadeau que le Créateur nous ait fait, si l'on y songe: sortir de soi, regarder plus loin et plus haut, comprendre que le centre du monde est ailleurs qu'en soi. Il est partout où bat un autre cœur humain.

Père Émeric Dupont

LE CHRIST… UNE QUESTION DE « VALEUR ».

19 septembre 2010

Dieu et l'argent, une histoire tumultueuse… Où l'ironie pointe parfois, du point de vue divin (exprimé la plupart du temps par les prophètes, puis par le Christ lui-même), sur cette agitation qui saisit l'humain face à ce qui ne devrait être qu'un moyen d'échanger, de symboliser la valeur et non de prendre la place de Dieu. Le taureau fabriqué de main d'homme avec de l'or des bijoux, au désert, lors de l'Exode, en dit long sur l'attrait-fascination qu'exerce l'argent sur les consciences, au point de faire perdre le sens commun aux volontés les mieux trempées.

L'Évangile, qui souligne l'ambivalence de « l'argent trompeur », est l'occasion de revenir sur un épisode trop souvent mis de côté: la « vente » du Christ par Judas aux autorités romaines. Cet échange, Jésus contre trente deniers (pièces d'argent), équivaut à peu près au prix d'achat d'un esclave ou d'un minuscule lopin de terre. A l'époque, il s'agissait de quelques euros d'aujourd'hui, guère plus. Saint Paul souligne le paradoxe, savoureux et effrayant, d'un tel marché. Celui en qui « tout a été créé dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles et les puissances invisibles » (Col 1, 15-16), c'est-à-dire qui est la source même de toute richesse, de toute valeur même, est échangé au prix d'un moins-que-rien. Le prix payé, dérisoire, est assumé par les autorités du Temple. C'est le prix que valaient également, dans les listes de proscription, les faux prophètes lorsqu'ils étaient dénoncés pour être châtiés. Et c'est peut-être cela qui souligne encore l'avantage la profondeur du malentendu: Jésus est vendu au prix des imposteurs, c'est-à-dire accueilli comme une fausse monnaie. Et pour ceux qui le méconnaissent, il en est encore de même aujourd'hui. Car qui aurait pu discerner que cet homme ne faisait pas nombre avec les charlatans de quartier ? Comment percevoir, au-delà des apparences, la profondeur et la portée de la Parole de Vie ? De quelles dispositions intérieures fallait-il être pourvu pour pressentir cette valeur unique, au-delà de toute valeur ?

La mise à prix du Christ met en crise tout un système, à vrai dire: l'idée de jauger, de mesurer la valeur d'une personne humaine. « Combien tu vaux ? », « Combien il pèse en kilo-euros, celui-là ? », « Est-elle bankable (rentable) celle-là? », entend-on parfois dans nos médias. Rien ne peut acheter l'homme parce qu'il est sans prix, qu'il soit joueur de foot, trader ou immigré clandestin… Le christianisme naissant, en quelques siècles, avait fait sombrer l'institution séculaire de l'esclavage, de la marchandisation de l'humain. Prenons garde que, subrepticement, elle ne revienne par la fenêtre là où nous l'avions expulsée par la porte. Cela commence peut-être par ne pas réduire qui que ce soit à ses notes à l'école, à son salaire, à son utilité économique supposée, à la spéculation dont il ou elle peut être l'objet, à son image dans le monde. Faute de quoi, chaque jour, c'est un peu du malentendu du Christ vendu au prix des charlatans qui se reproduit, dans son éclatante absurdité, et dans toute sa dimension scandaleuse, révoltante.

Père Emeric DUPONT

Photos du repas partagé lors de l’installation du P. Emeric Dupont

17 septembre 2010

« Habillez-le! »

12 septembre 2010

On a coutume de s'émouvoir, à juste titre sans doute, de la joie débordante du père dans la parabole du « fils prodigue ». Il nous arrive d'être sensible à ces marques touchantes d'attention et d'amour qu'il offre à celui qui revient (quelles qu'en soient les raisons bonnes ou mauvaises, qu'importe) de son exil volontaire. Pour lui, le repas sera abondant. La bague, les chaussures et la robe dont on va le revêtir seront de grande qualité. Mais cette histoire ne serait pas parabole si elle n'avait pour signifié des figures qu'elle cherche à nous faire connaître. Le père du récit est bel est bien une métaphore du Père céleste qui regarde et accueille de cette manière déraisonnable parce qu'amoureuse, son enfant… qu'il soit l'égaré égocentrique ou le légaliste amer.

Un mot a retenu mon attention. La traduction habituelle nous fait part de la « plus belle robe ». « Protèn », en grec, peut aussi se traduire par « première ». La « première robe »… La robe des origines, symbole d'une plénitude de confiance originelle, offerte au commencement, par le Créateur à sa créature humaine. Cette expression de « première robe » m'a interpellé. L'enjeu de la nudité humaine comme honte de soi et de la nécessité de la recouvrir en signe de dignité retrouvée, est centrale dans toutes les Ecritures et les traverse de part en part. N'oublions pas, par exemple, à la fin de l'Evangile de Jean, cet étonnant passage où Pierre, reconnaissant le Seigneur sur l'autre rive, s'habille pour plonger à sa rencontre… Passage étonnant au premier niveau de lecture mais tout à fait compréhensible dans une logique symbolique, justement.

On a trop souvent voulu faire de la Genèse un livre naïvement scientifique, ou, pire, historique. Or c'est un récit de foi quant à l'origine de l'homme, foi d'Israël puis des chrétiens, admirablement mis en forme d'une manière toute entière symbolique, et revendiquée comme telle dans la façon même de l'écrire. Dans le livre de la Genèse, donc, la rupture de communion avec Dieu étant consommée, l'homme et la femme se découvrent tout à coup nus, et, remplis de honte, se protègent à l'aide de feuilles de vigne, que Grégoire de Nysse, un Père de l'Église, qualifie de « haillon de misère ». Ce n'est pas qu'en elle-même la nudité serait misérable, mais la misère vient de ce qu'elle révèle quelque chose de perdu: une manière toute différente de regarder l'autre, en voyant d'abord en lui sa dimension unique, admirable. Mais, me direz-vous, avant cette brisure originelle du lien d'intimité entre Dieu et l'homme, l'homme et la femme ne portaient pas de robe ! Quelle est donc cette « première robe » perdue, cette dignité que Dieu seul peut redonner à celui qui revient vers Lui ? Pour Jean Chrysostome, autre Père de l'Eglise, les humains « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ». La « première robe », c'était, c'est aujourd'hui même, la confiance en Dieu, l'accueil plénier de Sa vie, qui redonne, par corollaire, confiance en soi et en l'autre. « Tu aimeras Dieu et ton prochain comme toi-même »… L'enfant prodigue avait perdu jusqu'à l'amour de soi, la tendresse paternelle de Dieu lui ré-offre dans ce geste de l'accueil plénier.

Notre liturgie le célèbre avec éclat, lorsqu'au baptême elle s'exclame « tu as été baptisé dans le Christ, tu as désormais revêtu le Christ, tu participes à sa triple dignité de prêtre, de prophète et de roi », lorsque les nouveaux baptisés revêtent le vêtement blanc qui est sensé symboliser cette transformation intérieure. Et il y a, autour de nous, chez ceux que nous côtoyons et en nous-mêmes, tant de nudités, de hontes de soi, de désespérances, à revêtir du vêtement immaculé de la confiance retrouvée et de la bienveillance qui libère ! Mais une telle relation, comme le vêtement immaculé ou précieux qui la signifie, est fragile. Quiconque n'en prend pas soin l'abîme et la déchire. Le pardon, donné et reçu, seul, la répare. Mais c'est une autre histoire…


Père Emeric DUPONT

« Préférer le Christ à tout »

6 septembre 2010

L’évangile de ce dimanche nous rappelle une des plus difficiles exigences de la vie chrétienne : renoncer à tout pour suivre le Christ. L’exigence du renoncement n’est pas une nouveauté qu’aurait apportée le christianisme. Bien avant Jésus, le judaïsme connaît plusieurs cas d’hommes mariés qui quittent tout pour se mettre au service d’un maître et s’initier à la Loi près de lui. Un des services à rendre consistait à accompagner le Rabbi lors de ses voyages. Tel fut, par exemple, le cas d’Elisée qui suivait et servait Elie (1R19,21).

Jésus connaissait cette pratique de l’école rabbinique. Il s’y réfère pour déterminer les conditions d’être son disciple. Mais en même temps, il va au-delà des habitudes juives pour apporter une double originalité :

– D’abord, c’est au moyen d’un vocabulaire radical qu’il invite celui qui veut devenir son disciple à rejeter toute attache familiale qui fait obstacle : « si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » (Luc 14, 26). Toutes ces relations légitimes, ainsi que l’amour tout aussi légitime de sa vie, ne doivent pas être prioritaires.

– Ensuite, la séparation d’avec sa famille n’a pas pour but d’étudier simplement la Loi ou d’accompagner le Rabbi lors de ses voyages. Mais elle permet de s’attacher à la personne même de Jésus et de le suivre partout pour partager sa destinée. Il ne s’agit plus simplement d’un rapport de maître/disciple mais d’une relation d’amitié. « Je ne vous appelle plus serviteurs car le serviteur ignore ce que veut faire son maître. Mais je vous appelle mes amis parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15,15)

L’attachement au Christ passe aujourd’hui par une écoute fidèle de sa Parole, une célébration régulière des sacrements mais aussi par un attachement à la communauté à laquelle on appartient ou celle dont on a la charge d’âmes. Tel fut le cas pour le Père Louis-Marie Chauvet envers les Saint-Loupiens. Ce n’est pas sans état d’âme qu’il a célébré dimanche dernier sa dernière messe. Je me rappellerai toujours de ces ovations après le « Magnificat » pour clôturer la messe. Je le remercie, au nom de tous les paroissiens et au mien propre, pour son dévouement et ses audacieuses initiatives pastorales. Au nom des mêmes paroissiens et au mien aussi, je souhaite la bienvenue, dans notre paroisse, au Père Emeric Dupont. Nous savons qu’il est gentil, plein de talents et d’initiatives. Il nous apporte, au nom du Christ, toute sa vigueur et sa jeunesse. Nous serons toujours là, avec lui et près de lui, pour construire ensemble cette belle communauté paroissiale. « Oh, qu’ils sont beaux sur la montagne, les pas de ceux qui portent la Bonne Nouvelle… ». Bienvenue parmi nous, Emeric.
P. Serge NZUZI MASUAMA

Chers paroissiens de Saint Leu,

27 juin 2010

Ainsi est la vie en Eglise : nul n’est propriétaire de la « mission ». Dans la foi, on s’y reconnaît envoyé ; envoyé par le Christ … Oui, je sais, ce genre de formule peut paraître d’un cléricalisme « convenu ». C’est sans doute parce que j’ai appris à me méfier des « convenances » (surtout quand elles sont cléricales…) que je crois pouvoir la reprendre sans être (trop) dupe en la faisant spirituellement totalement mienne. Oui, me dis-je encore aujourd’hui, c’est le Christ qui m’a envoyé comme prêtre vers vous ; et c’est le Christ qui me demande de vous quitter pour aller « dans les villes voisines » « annoncer la Parole de Dieu » (Marc 1,38)… Lire la suite »